Débat 3 – Les rencontres numériques : Le numérique est-il compatible avec la société polynésienne ?
En Polynésie, la population semble s’être adaptée au numérique. Les intervenants réunis pour ce 3ème débat ont tenté d’apporter des éclairages sur les impacts relationnels, temporels et culturels occasionnés par la démocratisation d’Internet dans les univers professionnels et familiaux. De l’avis de tous, la principale urgence aujourd’hui est d’accompagner les plus jeunes vers les opportunités de ce nouveau monde.
Moana Tatarata, Président du Conseil d’Administration de l’OPT
« A la question ‘quels sont les avantages et inconvénients du numérique dans notre société’, j’essaierais de répondre en ayant une vision globale de la problématique. Car de qui est-il question exactement ? Des professionnels qui vivent de l’économie numérique, de ceux qui la subissent, des artistes, des parents dont les enfants font leurs études à l’étranger ? Grâce au numérique, les familles peuvent rester en contact avec l’ensemble de leur entourage, qu’ils soient juste à côté ou à des milliers de kilomètres. Facebook, Twitter, Skype – concurrent direct de l’OPT -, sont des applications mondiales qui permettent à chacun d’entre nous de rester connectés en permanence à des tarifs très bas, parfois même gratuitement. Les opérateurs historiques comme l’OPT doivent s’accrocher pour faire face à ces innovations, rivaliser ou proposer des services du même ordre. Le numérique à toute sa place dans ce maintien des relations familiales et amicales. Beaucoup d’entre nous en font l’expérience : même en vacances, on peut gérer son travail… Ce n’est pas forcément le meilleur exemple mais c’est un atout indéniable, surtout quand on est chef d’entreprise. Concernant l’évolution de l’immatériel dans la société polynésienne, je dois dire qu’elle est fulgurante. Il y a quelques années, la consommation via Internet progressait en Polynésie, mais avec l’ouverture du câble Honotua, elle a explosé. Nous sommes passés d’une consommation de 700 mégas à 4 gigas aujourd’hui. La société polynésienne profite pleinement de la possibilité de s’ouvrir vers le monde. Le numérique devient un élément important dans la consommation des ménages et de l’économie polynésienne. Désormais, il est de notre responsabilité de permettre au plus grand nombre de profiter de cette technologie. Certes, la démocratisation de cette technologie a des répercussions sur les échanges entre les gens. L’ouverture d’Internet a, au départ, effrayé certaines entreprises, qui le bloquait au salarié, considérant qu’il était un frein au travail. Depuis, les mails ont révolutionné les échanges entre les professionnels et ont permis un développement considérable. A tel point qu’il serait impensable de nos jours de faire machine arrière en revenant au courrier, au fax. Pour les artistes aussi Internet est une aubaine : de plus en plus d’entres eux exposent sur la toile, qui représente un outil pour se faire mieux connaître. Le numérique peut aider nos industries traditionnelles (musique, artisanat, etc.) : de plus en plus d’entre elles ont des sites de vente en ligne, ou tout simplement des sites pour faire connaître leur activité. Il y a des opportunités pour les créateurs locaux, mais aussi pour l’activité folklorique qui véhicule une image positive de nous à l’extérieur. N’oublions pas non plus que le numérique représente un outil permettant de garder en mémoire les éléments de notre patrimoine (photos, films, etc.). »
Christian Paul, député de la Nièvre, ancien ministre de l’Outre-Mer, président de la commission de l’information et de la communication de l’Association des Régions de France.
« Le débat consiste à se demander s’il y a une identité polynésienne réfractaire au numérique, si le numérique est compatible avec les traditions locales, s’il ne représente pas une agression, une invasion supplémentaire. Je pense qu’Internet est au contraire un outil de la construction de l’identité, qu’il est une sorte de pirogue permettant d’aller vers d’autres îles, d’autres pays, d’autres populations. Ouverture ne signifie pas perte de sa culture. Les civilisations se connaissent, se frottent et échangent depuis des milliers d’années. Internet participe de ces échanges, il n’y a pas selon moi d’incompatibilité. En revanche, y a-t-il une incompatibilité entre l’accélération que produit Internet et le rythme de nos vies ? Cette question est posée partout dans le monde. A l’ère du courrier, on attendait des réponses au bout de quelques jours, aujourd’hui, on les attend de manière instantanée : cela pose des inconvénients évidents de rapport au temps. Il y a une traçabilité permanente de nos vies, en Europe comme dans le Pacifique, à la ville comme à la campagne, on est dans la dictature de l’urgence. La mondialisation économique exige une disponibilité 24h/24h. Le film « Les temps modernes » de Chaplin est à côté une gentille parabole de l’accélération de temps ! Mais nous avons droit à la déconnexion : il faut le revendiquer de temps en temps, être capable de rester les architectes de sa vie plutôt que des pompiers. Internet est aussi un lien extraordinaire pour la recomposition des relations personnelles. Avant, on avait des voisins, aujourd’hui on a les réseaux sociaux, qui permettent de se mobiliser avec efficacité. Il y a des dérapages donc il faut des règles du jeu. Selon moi, cette recomposition des relations n’est pas une régression. Les réseaux sociaux représentent un projet d’émancipation collectif et personnel en plus d’être de possibles créateurs de richesses. Internet n’est ni ange ni démon, il est ce que nous en faisons. J’ai la conviction que le numérique est une immense aubaine pour la Polynésie, à condition d’accompagner la jeunesse. Il y a un travail d’alphabétisation numérique à partager, c’est à ce prix-là qu’Internet pourra être un outil émancipation. »
Cette intervention permet à Moana Tatarata de préciser que l’OPT travaille sur un projet « d’école numérique » avec les ministères de l’Education et de l’Economie Numérique. Celle-ci consistera à permettre à chaque scolaire de disposer des meilleurs équipements et connexions.
Tamatoa Bambridge, sociologue, CNRS, Centre de recherches Insulaires et Observatoire de l’environnement, Institut des Sciences de la Communication
« L’approche du numérique a-t-il changé notre façon de communiquer en Polynésie ? Cette question s’applique à tous les pays je crois. L’enjeu est plutôt de savoir comment les sociétés se sont adaptées à cette nouvelle donne. D’un point de vue culturel, Internet offre un plus grand accès à des tas de supports, médias et contenus, lesquels sont souvent d’origine américaine et européenne. Ce qui m’inquiète, c’est que ces flux de communication sont unilatéraux : il y a très peu de productions océaniennes. Le FIFO est l’exception qui confirme la règle. Plus on voit ce qui se passe ailleurs, plus on se demande ce qui nous démarque ! En Océanie, on est depuis toujours dans des sociétés de réseaux (politiques, religieux, etc.) : les réseaux sociaux d’Internet ne font qu’accompagner ces sociétés. L’accélération de l’échange des informations et du temps pose en effet la question de l’uniformisation culturelle : il est vrai que par exemple, on utilise les langues dominantes pour communiquer, au détriment des langues régionales. Le changement d’échelle est par ailleurs important : tout le monde voit tout ce qu’il se passe ailleurs en temps réel. Les réseaux sociaux apportent également une plus grande exigence démocratique et répondent à un besoin de transparence qui influence la perception des gens. »
Bernard Deladrière, responsable politique de Nouvelle-Calédonie (chargé du budget, de la fiscalité et de l’économie numérique).
« Internet ne remplacera pas les relations humaines et ne peut se substituer au charisme des gens. En Océanie, le numérique reste essentiellement dans le domaine de l’intuitif, les phénomènes ne sont pas mesurés. Nous devons créer des observatoires des usages de l’Internet pour mieux les appréhender. »
Tant bien même, comme le rappelle Marcel Desvergne, personne n’est en mesure d’anticiper les évolutions d’Internet. « On ne peut absolument pas savoir ce qu’il se passera sur la toile dans 6 mois ».
Intervenants :
Michel Paoletti, Président des 3èmes Rencontres Numériques
Christian Paul, député de la Nièvre, ancien ministre de l’Outre-Mer, président de la commission de l’information et de la communication de l’Association des Régions de France.
Tamatoa BAMBRIDGE, sociologue, CNRS, Centre de recherches Insulaires et Observatoire de l’environnement, Institut des Sciences de la Communication
Moana Tatarata, Président du Conseil d’Administration de l’OPT
Olivier Kressman, Directeur d’IDT (informatique de Tahiti)